Le théâtre me manque violemment, terriblement, viscéralement.
« Faisons face au temps, comme il nous cherche » – Shakespeare, Cymbéline
Le théâtre me manque violemment, terriblement, viscéralement.
Aujourd’hui, je suis coupé de tout ce qui me définit comme artiste. Les rencontres improbables, les salles de répétition, les découvertes, les déceptions, les prises de parole imparfaites, mais essentielles, les moments de beautés qui me déstabilisent : tous ces jets de lumière sont si loin de moi. Ça fait mal.
Si je continue à lire et à rêver, l’exercice laisse sans cesse un goût amer dans ma bouche. L’épuisante incertitude et la rage qui nait de l’impuissance me condamnent à des nuits sans sommeil, au même titre que les êtres plus fragiles que moi qui m’entourent ; ils sont si nombreux. Or, je sais que je ne suis pas seul dans mon insomnie. Des amis et des étrangers issus de tous les secteurs de la collectivité vivent des sentiments semblables. C’est la preuve que nous sommes liés, que nous sommes à la fois une société et une communauté. J’aime ça. Il y a au moins ça.
Je me sens réduit à la réflexion. J’ai bien écrit « réduit », car sans la pratique, sans la mise en œuvre, le théâtre n’existe pas pour moi, pas vraiment. Toute conceptualisation que je me fais de mon art n’est qu’une approximation de son éclat réel.
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Le monde qui donnait sens au théâtre n’existe plus.
Je me demande comment dialoguer avec le Pouvoir quand ma raison d’être, mon désir profond de me réunir avec un public, est actuellement impossible. Je me demande comment poser un geste créatif quand le théâtre en présentiel est dangereux. Je me demande comment vivre avec cette maladie à long terme ou comment préparer la suite sans tomber dans le cliché des solutions univoques. Les sondages pour déterminer les programmations à venir de certains et la foi dans la technologie comme seule issue ont quelque chose d’étourdissant et de fragilisant. Je m’en méfie. Ai-je raison ?
Chaque jour de confinement qui passe est un référent qui se dessoude. Même l’esthétique, la complexité et l’hybridité semblent de trop devant l’ampleur de la crise médicale. Le fait que certains chefs d’États avec lesquels je partageais si peu d’affinité sur le plan idéologique il y a à peine quelque mois se dévoilent des leaders efficaces et raisonnables n’a rien de rassurant. Dans ce nouveau monde, nos adversaires sont devenus des alliés et nos complices naturels d’autrefois agissent sans prendre le temps d’écouter ou de rester en phase avec les créateurs.
Il s’agit d’un changement de paradigme aucunement anticipé.
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Je sais que le théâtre renaîtra.
Que ce soit dans une autre forme ou avec une autre figure, des spectateurs avides seront au rendez-vous, comme moi. Nous saurons le réapprivoiser. Nous saurons l’aimer à nouveau. Nous serons de nouveau complices.
En attendant, je dompterai cette bête qui me sépare de ma pratique, celle qui s’appelle assez curieusement « le temps ». Je ne pensais pas que ce que je demandais depuis si longtemps – « du temps » pour réfléchir à mon métier et à l’art ; « du temps » pour rêver des projets en toute quiétude ; « du temps » pour creuser des idées nouvelles – se révélerait en réalité un maître pernicieux. Me fallait-il autant de « temps » pour comprendre que ces mêmes mots n’auront plus jamais le même sens ?
Oui, sûrement. C’est la première grande leçon de ce trajet à fois personnel et sociétal.
Je l’accepte.
Pour l’instant, je resterai près de mon clan.
Avec lui, je serai fragile.
Avec lui, je serai patient.
Avec lui, je serai créatif.
Et ainsi, je serai parmi les premiers hérauts qui annoncent le retour des lumières indispensables à l’existence de notre Cité.
Joël Beddows, Directeur artistique du TfT