Discours de Joël Beddows en hommage à John Van Burek
A l’occasion de la fête de départ en retraite de John Van Burek, Joël Beddows, directeur artistique du Théâtre français de Toronto, a tenu à écrire un discours honorant et remerciant l’investissement sans limite d’un homme au service du théâtre et de la francophonie.
John, le « bad boy » !
On m’a demandé de parler ce soir de la contribution de John Van Burek à la pratique francophone dans la Ville Reine en général et au Théâtre français de Toronto en particulier, et cela en quatre minutes : ce n’est pas une tâche facile, vous en conviendrez…
Je vais commencer par énoncer quelques faits. Il a été le premier directeur artistique de la compagnie, de 1970 à 1974, lorsque le TfT était encore appelé Théâtre du P’tit Bonheur. Il a été celui qui a orchestré la professionnalisation de cette organisation née dans le sous-sol d’une église, celle du Sacré-Coeur sur la rue Carleton. Aujourd’hui, “Théâtre du P’tit Bonheur” sonne peut-être un peu daté, possiblement à cause de la référence à Félix Leclerc. Cependant, je peux vous assurer qu’à cette époque, c’était un signe que la compagnie était au premier plan de la pratique artistique. La Révolution silencieuse qui a traversé le Québec et l’Ontario français ainsi que les mouvements du “théâtre populaire” et du “nouveau théâtre Québécois” ont propulsé le théâtre francophone dans un formidable laboratoire culturel. Ces années étaient trépidantes pour les artistes.
Des auteurs comme Michel Garneau, Antonine Maillet et Michel Tremblay bousculaient les conceptions normatives de la langue française et du théâtre à travers des textes aujourd’hui considérés comme canoniques. Le besoin de créer un théâtre tourné vers la modernité et à l’image d’une population éveillée sur le plan politique habitait les créateurs de l’époque, dont John.
Après une coupure de six ans, John est revenu à la direction de la compagnie entre 1980 et 1991, qui a été rebaptisée en 1987 “Théâtre français de Toronto”. Durant son second mandat, la compagnie est devenue une institution bien ancrée dans la Ville-Reine, qui devenait elle-même la métropole cosmopolite que nous connaissons aujourd’hui. Le théâtre pour les jeunes public est devenu très important. De Molière à Tremblay, John exploré de nombreux dramaturges et styles, et a notamment travaillé avec plusieurs auteurs franco-ontariens comme Lina Chartrand, Marie-Lyne Hammond, Anne Nenarakoff-Van Burek et Monika Mérinat.
C’est ainsi qu’il a proposé un théâtre qui s’est distingué des cris des « gars du Nord », ou encore du théâtre québécois où les hommes géraient la place. En fait, force est de constater que les femmes ont toujours eu leur place au TfT, une tradition perpétuée à ce jour. En guise de legs supplémentaire, c’est aussi pendant cette période qu’il a commencé à traduire et à promouvoir l’œuvre de Michel Tremblay auprès des compagnies anglophones. C’est grâce à John que Tremblay est devenu, selon les Canadiens anglais, l’un des dramaturges les plus importants du pays, from coast to coast to coast.
L’ampleur de cet accomplissement n’est pas à prouver, car à cette époque, dans beaucoup de cercles francophones, cela était peu voire pas accepté. John l’a fait au nom de la promotion d’une nouvelle tradition théâtrale qui avait le mérite d’être innovante, stimulante et universelle. De toute évidence, John était du bon côté de l’histoire. Et, en parlant d’histoire, en préparant ce discours, je suis tombé sur une thèse de doctorat rédigée par une version beaucoup plus jeune de moi-même. Mon sujet ? Les vingt premières années de pratique de la langue française en Ontario. Je n’avais à ce moment pas encore rencontré l’homme qui est présent ce soir avec nous quand j’ai écrit ce qui suit, basé entièrement sur des recherches d’archives.
« Le TPB et plus tard le TfT ne ressemblent en rien aux autres compagnies franco-ontariennes. Pendant les deux mandats de John Van Burek, cette structure semble avoir développé une expertise dans le développement du public. Si les salles à Ottawa et Sudbury sont souvent vides entre 1970 et 1990, ce n’est pas le cas à Toronto. Comment expliquer cette différence ? Certes, le TPB produit des pièces issues des répertoires français et québécois, mais contrairement à ce qu’affirment certains intervenants du milieu, ce théâtre ne néglige en rien la création franco-ontarienne. Elle a même le mérite d’être habitée par une série d’auteures talentueuses et audacieuses. Nourrie par la conscience de la complexité du paysage de la francophonie torontoise, la compagnie veut offrir une programmation diverse, ce qui est l’une de ses forces majeures. Faut-il parler d’un contre-modèle au théâtre franco-ontarien plus connu ? D’un mouton noir ? D’un « bad boy » du théâtre francophone en Ontario ? Peut-être. Une chose est sûre, si cette compagnie s’inscrit dans l’histoire, c’est grâce au premier orfèvre d’une programmation sciemment éclectique ouvert à la pluralité. Je nomme ici John Van Burek ».
Alors, je veux dire «pas mal, John». Parfois, être le «mauvais garçon» a du bon. Alors que nous incluons une francophonie qui reflète la diversité torontoise, que nous embrassons des formes technologiquement riches inimaginables il n’y a même pas vingt ans, que nous cherchons à offrir plus de théâtre aux enfants et aux adolescents et à ouvrir les portes aux productions internationales, il faut rappeler que nous sommes capables de faire tout cela parce que nous nous appuyons sur des épaules de géants. En nous construisant sur les travaux de Diana Leblanc et de Guy Mignault, nous n’oublierons jamais que John a jeté les bases de tout ce que nous faisons.
Au nom de tous les artistes et spectateurs franco-ontariens d’hier, d’aujourd’hui et de demain, merci John.